5
Un manque terrible
Siv regardait Svenka batifoler avec ses oursons. Numéro Un et Numéro Deux. Chez les ours polaires, la coutume voulait qu’on donne des prénoms aux petits le plus tard possible ; de cette façon les parents s’attachaient moins à eux. Car les nouveau-nés étaient fragiles, certains ne survivaient pas. Mais Siv doutait que cela soit très efficace. Elle connaissait les oursons depuis leur naissance, ou presque, et, manifestement, leur maman les adorait déjà, avec ou sans prénom.
Les petits étaient justement en train de jouer au toboggan aquatique sur le dos de Svenka. Ils apprenaient ainsi à nager en s’amusant.
— Regarde-moi, tatie ! dit la femelle avant de faire plouf.
— Non, moi, moi ! cria son frère.
L’envie gonflait le cœur et le gésier de Siv au point qu’ils étaient près d’éclater. Son propre petit apprenait sans doute à voler au même instant. À moins qu’il ne soit déjà un navigateur aguerri. Dire qu’elle ne verrait jamais ses premiers battements d’ailes ! « Pourvu que Grank lui ait offert une belle Cérémonie du Vol, songea-t-elle. Oui, c’est évident. Comment puis-je douter de mon cher Grank ? » Elle chassa sa morosité. Il ne fallait pas que les oursons remarquent sa tristesse. C’était une belle journée ; un soleil éblouissant scintillait sur l’eau. Le printemps s’annonçait. La glace commençait à fondre, ce qui rendait l’estuaire plus sûr : les hagsmons n’oseraient pas attaquer au-dessus des eaux dégagées, et lord Arrin ne voyageait pas bien loin sans sa cohorte de démons. D’un autre côté, l’iceberg qui servait de maison à la reine fondait lui aussi, rapetissant un peu plus à chaque lever de soleil. Il lui faudrait bientôt chercher refuge ailleurs. Si elle savait où se trouvait son fils, aurait-elle l’audace de le rejoindre ? « Ce serait extrêmement risqué, admit-elle. Il doit ignorer qui est sa mère. »
Cette nuit-là, tandis que les oursons dormaient contre le ventre de Svenka, blottis dans son épaisse fourrure, des gouttes de lait dégoulinant au coin des babines, Siv se confia à son amie.
— Je meurs d’envie de le voir, mais je ne sais même pas dans quelle région du N’yrthghar le chercher.
— Es-tu certaine qu’il est resté dans le N’yrthghar ?
Siv cligna des yeux. Elle ne s’était pas posé la question. Il lui semblait beaucoup trop jeune pour avoir pu voler jusqu’aux frontières des Royaumes du Sud. « À moins qu’il ne soit parti à Par-Delà le Par-Delà ? » pensa-t-elle. C’était le pays préféré de Grank, une contrée lointaine mais accueillante pour des réfugiés du N’yrthghar. Son ami le loup Fengo, un allié de taille, y vivait. Oh, Siv aurait tout donné pour découvrir la vérité dans les rayons de lumière ou les flammes des feux, comme Grank !
— Il faut que je le voie, Svenka…J’ai une idée ! Je vais me déguiser en troubaplume. Les troubaplumes connaissent toutes les bonnes cachettes du N’yrthghar.
Sans attendre la réaction de Svenka, elle ajouta :
— Ils voyagent en permanence. Ils vont partout, jusque dans les moindres recoins du royaume. Ils sont les yeux et les oreilles du N’yrthghar.
— Mais ils vendent cher leurs informations, Siv. Je le sais d’expérience. Si tu leur demandes la localisation d’un banc de harengs, ils te réclament aussitôt un paiement – une touffe de poils, un brin de moustache, une dent tombée, n’importe quoi. Ils sont avides.
Une lueur malicieuse passa dans les yeux ambrés de Siv. Elle pencha la tête. Il n’en fallut pas plus à Svenka pour comprendre.
— Oh, non, Siv ! Pas toi !
— Allez, rien qu’un petit poil de moustache, Svenka ! Et la pelote de poils que Numéro Deux a crachée ce matin.
— Cette chose dégoûtante ? Pouah ! Je te la laisse !
— Oh, Svenka, merci ! Merci !
— Remercie plutôt Numéro Deux. Viens donc tirer sur ma moustache. Mais fais vite ! Tout cela ne me dit rien qui vaille, Siv…
— Je sais… C’est sans doute idiot.
— Non, Siv, répondit Svenka, le regard brillant d’émotion. Ce n’est jamais idiot d’aimer son petit, même quand on ne le connaît pas. Je te comprends.
Elle caressa délicatement l’aile de la chouette de son énorme patte.
En un rien de temps, Siv réunit des colifichets pour compléter son déguisement. Elle avait dégoté une belle plume de cormoran d’un noir bleuté, ainsi qu’un bout de queue de poisson séchée. Avec l’aide de Svenka, elle les glissa dans son plumage. Ensuite elle s’avança avec précaution au bord de l’iceberg et étudia son reflet bigarré dans l’eau claire et paisible.
— Grand Glaucis, quelle vision !
— Tu as certainement perdu ta majesté. Personne ne risque de te prendre pour une reine.
— C’est le but, répliqua Siv.
— Prête à partir ?
— Presque.
— Comment ça ? Les troubaplumes se rassemblent toujours sur une île à l’embouchure de l’estuaire à cette époque de l’année. Si tu ne veux pas les rater, tu as intérêt à te dépêcher.
Siv fixa son amie sans ciller.
— J’aimerais assister à un événement important avant de m’en aller.
L’ourse parut déconcertée.
— De quoi parles-tu ?
— Je veux que tu donnes de vrais noms à Numéro Un et Numéro Deux.
— Ah bon ? fit Svenka, de plus en plus décontenancée. Pourquoi ?
— Parce que tu les adores, tout comme moi, et que tu ne les aimeras ni plus ni moins tendrement avec un prénom. Et parce qu’ils le méritent. Ce sont de superbes oursons. Ils sont adorables : mon humeur maussade ne les a jamais rebutés, ni empêchés de m’appeler « tatie ».
Svenka hocha la tête, au bord des larmes.
— Nous allons organiser une Cérémonie du Nom, déclara Siv.
« Ah ! ces chouettes et leurs cérémonies ! pensa Svenka, amusée. Elles n’en ont jamais assez ! Surtout Siv… » L’ourse se rappela la nuit où Siv avait appris la mort de sa suivante et confidente, Myrrthe, assassinée par les hagsmons. Elle s’était perchée sur la tête de Svenka et, tenant délicatement une plume blanche de Myrrthe entre ses serres, elle avait interprété une magnifique chanson de Dernière Cérémonie. Quand une chouette mourait, on composait en son honneur une chanson spéciale afin de célébrer sa mémoire et de permettre à son esprit de gagner Glaumora, le paradis des chouettes. Voilà en quoi consistait le rituel de la Dernière Cérémonie.
Svenka tira ses oursons repus de leur profond sommeil. Numéro Deux cligna ses grands yeux noirs.
— Tatie, qu’est-ce que tu as fait à tes plumes ? Tu es trop jolie !
— Oh, c’est un déguisement comme ça, pour m’amuser, ma puce.
— À présent, nous allons vous donner des prénoms, déclara Svenka d’une voix affectueuse.
— Des prénoms ? C’est quoi ? demanda Numéro Un.
— Ils servent à nous appeler et à nous désigner.
— Mais on en a déjà : je suis Numéro Un, et elle. Numéro Deux.
— Ouais, et moi, j’aimerais bien être Numéro Un, pour changer.
— Non, je ne veux pas être Numéro Deux !
— Aucun de vous ne portera de numéro dorénavant. Toi, ma chérie, tu t’appelleras Anka, décida Svenka. Et toi, mon fils, tu seras Rolf.
— Rolf ! s’exclama le jeune mâle. Rrrrrrolf ! grogna-t-il. Ça me plaît !
— Aaaaaaanka ! fit la petite en ouvrant démesurément les mâchoires. Aaaaaankaaaaaa.
— Maintenant, chut ! mes anges, commanda Siv en se hissant sur la tête de leur mère. Vous allez écouter la chanson que nous chantons toujours, nous les chouettes, au cours des Cérémonies du Nom de nos poussins. Je vais modifier un peu les paroles pour les adapter à des oursons.
Dans ces eaux froides et tumultueuses
Que vous fendez avec tant de grâce,
Qu’Ursa toujours veille sur vous.
Puissiez-vous grandir en force et en audace,
Fidèles à votre nature d’ours,
Aussi vifs dans l’eau que sur la glace.
Vous êtes les plus grands des seigneurs,
Les rois de ce paysage à blanche carapace,
Les plus puissants des prédateurs,
Les plus redoutables et les plus voraces.
Et puissiez-vous grandir en bonté, mes chers petits.
À l’image de votre mère, restez loyaux et délicats,
Modestes, compatissants et gentils,
Cher Rolf et chère Anka.
Quand la première tache d’encre de la nuit s’étendit dans le ciel, Siv partit pour l’île où les troubaplumes se réunissaient chaque année à l’approche de l’équinoxe de printemps.